jeudi 12 janvier 2012

Pourquoi la fonction RH n’est-elle pas stratégique ?


Nous n’en finissons plus de prôner sans cesse la nécessité d’un changement de gouvernance dans les entreprises… et d’annoncer pour la fonction RH elle-même un rôle plus stratégique, pesant davantage dans les orientations business qui engagent durablement les organisations. Mais la persistance d'une communication pléthorique sur le sujet démontre que nous sommes encore loin du compte ! On a même sorti du chapeau un « Trophée des binômes PDG/DRH » ! C’est curieux : qui aurait pensé à un Trophée des binômes PDG/DAF !? Il y a des réalités qui n’existent que dans l’importance des mots, des noms et titres qu’on leur donne.
En 1988, Charles-Henri Besseyre des Horts publiait déjà un ouvrage intitulé « Vers une gestion stratégique des ressources humaines »1. La cible, non atteinte, reste inchangée. A-t-on seulement avancé ? Les conclusions du rapport de 2008 de PwC Saratoga, élaboré à partir de l’analyse de données recueillies auprès de 20 000 entreprises internationales, sont sans équivoque :« Force est de constater que le Directeur des Ressources Humaines est encore rarement perçu comme un interlocuteur privilégié de la direction générale »2 ; et le Conseil d’Administration n’est que très rarement informé de son action dans l’entreprise. Un article de Lionel Steinmann, dans Les Échos du 1 octobre 2010 était intitulé : « Le blues des DRH »3, avec comme chapeau : « La logique financière et court-termiste, accentuée par la crise, rend la tâche des directeurs des ressources humaines encore plus difficile, quand elle n'est pas complètement niée. Y a-t-il des raisons d'espérer? » C’est gai ! Au passage, il cite Eric Albert, fondateur de l'Ifas et coach de dirigeants : « La première qualité d'un DRH, c'est sa capacité de résistance à la frustration » Sic !  Puis il ajoute : « En réalité, parler de 'business partner' revient à confiner les DRH dans des tâches d'exécution et à leur faire perdre, au passage, leur titre de Directeur ». Voilà ce qui s’appelle se faire retailler le costume ! Du coup, le Congrès HR du 5 et 6 avril 2011 derniers posait de façon récurrente les questions suivantes : Comment être plus au cœur des décisions ? Comment faire entendre la voie des DRH ? Comment organiser la fonction RH pour répondre – enfin! – aux enjeux des organisations ?...
Il y a quelque chose de pathétique à refuser de comprendre que la fonction RH n’est toujours pas stratégique. Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que les RH elles-mêmes ne le soient pas : elles le sont comme un fait, une donnée de gestion, mais peut-être pas comme un axe complet d’investissement qui doit avoir une voix propre. Dans une économie mondialisée, où la concurrence est exacerbée, l’innovation technologique et les changements accélérés, le capital humain apparaît en effet de plus en plus comme la principale source de valeur ajoutée. Selon Dave Ulrich, « les seules armes concurrentielles dont disposent encore les entreprises sont l’organisation et les Ressources Humaines ». Dans ce contexte, l’entreprise doit évidemment intégrer la dimension humaine dans l’élaboration de sa stratégie. Comment faire autrement, de toute façon ?
Voilà bien le paradoxe que nous pointons ici : les RH sont stratégiques mais pas la fonction RH. Pourquoi ?
Nous pouvons avancer ici quatre hypothèses que nous soumettons à votre critique.
·       Une hypothèse organisationnelle : s’il est vrai que la gestion opérationnelle des RH est portée par les managers de première ligne, qu’elle est intégrée au métier à proximité des équipes… alors la fonction est par nature partagée avec toute la hiérarchie ; elle est décentralisée, diluée dans l'organisation. Sans compter que la tendance pousse de plus en plus les salariés à se responsabiliser eux-mêmes sur leur propre parcours et le développement de leur employabilité. Nous connaissons tous le célèbre leitmotiv : « Tous DRH ! »… sans s’apercevoir de son corrélatif concret : « donc pas de DRH » !
·       Une hypothèse fonctionnelle : la technicité de certaines activités administratives (paie, déclarations sociales, comptables et juridiques, etc.), corrélée à l'effectif nécessaire pour les gérer, peut représenter aux yeux de certains DRH un gage de pouvoir confortable. Même des activités un peu plus stratégiques (amélioration du climat social, talent management, développement des compétences, conseil interne…) semblent déjà trop risquées – voire impossibles – pour certains d’entre eux. Alors il n’est pas évident du tout qu’ils aient tant envie que cela d’abandonner leur pouvoir technico-fonctionnel et leurs missions régaliennes pour participer à l'assemblée des actionnaires, se mettre en phase avec les logiques financières courtermistes dominantes dans leurs entreprises et caler leurs actions sur la démonstration de leur influence sur le ROI !
·       Une hypothèse opérationnelle : l'humain est certes une matière noble… mais “molle”, complexe, difficile à appréhender à travers un tableau Excel ou autre outil de reporting à la mode. Tant et si bien que l’humain n’est pas, en fait, l’objet de la gestion des ressources humaines : sous un vocabulaire prometteur, seule la réalité d’agent économique intéresse l’entreprise. Les ressources dites « humaines » gèrent les agents économiques humains, c’est-à-dire des forces de travail dont la nature et la forme sont "humaines", et non mécaniques ou technologiques. C’est tout. Ajoutons à cela que les salariés sont – c’est une réalité juridique – une ressource extérieure à l’entreprise. Cela devient une réalité sociale ; cela devient même une réalité de gestion et de management, dans la mesure où certaines entreprises sous-traitent déjà leur gestion complète des ressources humaines à des prestataires extérieurs. Les facteurs stratégiques réels de l’entreprise sont l’argent et le renseignement : les "hommes" y figurent, en effet, mais souvent comme du consommable. Dans le meilleur des cas, ce consommable est à forte valeur ajoutée, parce que procurant pour un temps donné un avantage concurrentiel en tant que vecteur, justement, de l’argent ou du renseignement. Mais il n’entre en rien dans la finalité de l’activité.
·       Une hypothèse idéologique : pour le libéralisme « ultra » – ou “sauvage” – qui domine le modèle anglo-saxon sur lequel nous nous réglons encore4, la réalité sociale de l’entreprise “plombe” d’une part la liberté radicale des actionnaires portée par le PDG, d’autre part la finalité exclusivement économique de l’entreprise. Un ancien PDG d’Alcatel, Serge Tchuruk, s’était pris à rêver de « l’entreprise sans usine »5… L’ultralibéral extrême aimerait l’entreprise sans salariés, ou plus exactement : sans hommes. Il lui faudrait en fait des salariés dépourvus d’exigences d’humanité. Des salariés sans besoins, sans revendications, sans vie privée, sans code du travail, sans famille, sans horaires. Des salariés sans salaires, sans cotisations sociales, sans états d’âmes, sans maladie, sans accidents, sans conflits. Des salariés sans visages, loin, très loin du siège de la société. Certes, l’ultralibéral extrême sait que c’est utopique, et que le capital humain lui apporte un potentiel de créativité et d’innovation dont il ne saurait se passer ; mais la fonction RH elle-même ne représente, à ses yeux… qu’un mal nécessaire ! Et puis la fonction de l’utopie n’est-elle pas d’assumer et de tenter toujours de ramener l’irrationnel dans le rationnel ?
Ces hypothèses forcent sans nul doute la réalité. Manichéennes dans leur présentation, elles sont loin de correspondre à la variété des situations concrètes d’entreprises. Et sans doute se mélangent-elles en diverses proportions dans la complexité des situations actuelles. Elles entendent juste pointer du doigt certains accents dominants qui se dégagent de notre expérience, et ouvrir tout haut une réflexion que d’aucuns n’osent même penser tout bas.
A vous donc, chers lecteurs, de nous dire ce que vous en pensez et de nous livrer votre propre expérience !

 17.06.2011
Patrick Bouvard



1 Grand Prix de l'Institut ADIA, Editions d'Organisation
2 In « Managing People in a Changing World – Key trends in human capital 2008 »
3« Le blues des DRH » est un marronnier de la fonction. Ce thème revient régulièrement dans la presse et particulièrement à la saison des crises. Le papier des Echos fait écho à celui de la revue Personnel avec exactement le même titre. Un autre article ayant encore le même titre est paru en 2009 dans Le Point, un post sur «La fin du blues du DRH ? » est sorti dans Actuel RH (mais là, ça parle de rémunération du DRH, comme si son spleen venait d’un problème de K€ !),  et dans le Monde économique les DRH ont aussi le blues mais celui de la réforme de la formation professionnelle...
4 L’Inde développe un modèle alternatif tout à fait crédible, qui pourra faire son chemin, comme l’a montré Charles-Henri Besseyre des Horts dans « Pays émergents : les enseignements de l'exemple Indien sur le plan humain » Personnel, Octobre 2010
5 Cf. Le Monde du 18 juin 2001, article de Laurence Girard.