mardi 24 juillet 2012

Prise de décision




Le rationnel et l'arbitraire

On ne saurait concevoir et apprécier une responsabilité et une efficacité dans l'entreprise sans s'interroger sur la nature et le processus de la prise de décision.

Décider, c'est « choisir parmi plusieurs actes possibles, celui qui apparaît comme le plus pertinent pour atteindre un résultat voulu, dans un délai jugé souhaitable et possible, en utilisant au mieux les informations et les ressources disponibles ».

Dans certains cas, la réponse est une affaire de méthode, de savoir faire technique ou de procédure déjà définie. La description du problème et la connaissance rationnelle de ses données suffisent à trancher très logiquement pour la solution optimale, indépendamment des considérations de personnes et de stratégie.

La difficulté est toute autre dans des domaines où la variété et la complexité des données, la systémique des contextes et des environnements, les caractéristiques personnelles et professionnelles du décideur, la pluralité des solutions possibles (?) introduisent dans la prise de décision, de l'incertitude et de l'arbitraire, de la stratégie et du risque.

Peut-on penser un savoir-faire en matière de décision, la maîtrise d'un processus rationnel, lorsque celle-ci relève de schémas pour lesquels seule la liberté du décideur permet, en fin de compte, de trancher pour une solution parmi d'autres ?

La vision stratégique permet de balayer de façon proportionnée et circonstanciée le champs des possibles, permettant d'identifier les certitudes et les incertitudes, de les mesurer et de les positionner de façon adéquate ; mais elle ne contient pas en elle-même la capacité de décision qui permet d'intégrer ces certitudes et incertitudes dans un plan d'action effectif.

La théorie de la décision, inaugurée sous sa forme contemporaine par R. Luce et H. Raiffa (Games and décisions, Ed. Wiley and Sons), met à la disposition du décideur un certain nombre d'outils reposant sur des formalisations rationnelles. Mais avant d'en considérer les tenants et aboutissants, il convient d'en critiquer les conditions d'exercice ; cette critique tient en deux points :
·       Les outils fournis par la théorie de la décision ne constituent que des aides méthodologiques qui permettent d'intégrer exhaustivement toutes les configurations décisionnelles possibles et de leur attribuer, en fonction de probabilités quantifiables, une fonction d'utilité et de gain, selon un terme défini.

L'application technocratique de ces aides, qui tendrait à réduire tout problème comme contenant mécaniquement sa solution, conduirait à une illusion d'objectivité déniant toute responsabilité subjective. Le rôle de la rationalité cognitive du décideur, pétrie de l'ensemble de ses croyances et système de référence, est alors déniée au profit d'un pragmatisme parfois destructeur : faute de n'avoir pas pris la bonne décision, on essaie à marche forcée, de rendre bonne la décision qu'on a prise. Pour avoir occulté l'incertitude inhérente à la décision, on l'introduit de façon exponentielle dans les effets conséquents.
·       L'important travail de formalisation que requièrent les outils fournis par la théorie de la décision peut être mis en question lorsque le temps est compté, que les environnements internes et externes sont provisoires ou fragiles, que des solutions apparentes -ou des absences évidentes de solution- obsèdent le champ de conscience. Un mode de délibération et de détermination plus empirique, appuyé sur des « raccourcis » rationnels induits de l'expérience, semble alors plus opportun. Le risque en est une réduction intuitive du champ du possible et la reproduction d'effets collatéraux indésirables et non maîtrisés, dans les circonstances toujours singulières de chaque décision.

L'usage optimal des aides à la décision supporte ainsi des pratiques mixtes en fonction des possibilités concrètes d'investissement du décideur. Un taxinomie élémentaire des décisions dont il a ordinairement la responsabilité, fondée sur la vision stratégique dont il dispose, peut permettre au manager de structurer et anticiper plus efficacement son approche décisionnelle, en terme de méthodologie.

Postulats et principes

Le fait est avéré que la grande majorité des décisions prises dans l'entreprise laisse une part prépondérante à la démarche empirique. Les contextes d'urgence et de pressions environnementales privent habituellement la délibération de toute tentative sérieuse de modélisation systématique. La conscience ordonnée de l'ensemble des raisons qui président à la prise de décision échappe alors largement au décideur.

Cette réalité ne signifie pour autant que ces décisions ne renvoient à aucune rationalité, mais que leur acteur s’appuie- la plupart du temps à son insu - sur des schémas implicites dont la conscience théorique est faible ou nulle. Ces schémas obéissent à certains stéréotypes reposant sur les correspondances que le décideur a opérées à longueur de journées, de semaines et de mois, entre les informations qu'il détient et les croyances successives et cumulées qui ont fondé et fait évoluer son système de référence. C'est ce que nous avons coutume d'appeler la " rationalité cognitive ".

La théorie de la décision nous amène à considérer une éventuelle analyse systématique, et par conséquent exhaustive, des actions possibles d'une part et de leurs effets et conséquences d'autre part. Nous la nommons alors " rationalité instrumentale ".
·       La construction de l'ensemble des actions possibles décrit la totalité des opportunités permises par les capacités et les ressources de l'acteur, compte tenu de son environnement matériel et institutionnel.
·       L'évaluation de leurs effets et conséquences permet d'identifier et de calculer les meilleurs rapports entre les moyens dont il dispose et les objectifs qu'il poursuit. La définition d'une fonction d'utilité permet au décideur de projeter sur ces rapports des préférences raisonnées, compte tenu de la vision stratégique qui est la sienne.

Ces deux modes, cognitif et instrumental, interfèrent l'un sur l'autre, faisant de toute action, factuellement, la résultante d'un processus de sélection rationnel des décisions.

Le postulat de rationalité s'appuie sur l'hypothèse que chaque acteur agit, par les décisions qu'il prend, au mieux de son intérêt, quelle que soit la nature ou la forme que cet intérêt peut prendre, du plus objectivement descriptif au plus normatif. Les motifs de la satisfaction d'un décideur constituent précisément l'arbitraire auquel les décisions complexes n'échappent jamais ; il reste que cet arbitraire est parti intégrante de la rationalité de ces décisions.

Ces distinctions et définitions permettent de mettre en valeur deux principes opportuns de la méthodologie décisionnelle :
·       En envisageant chaque plan d'action en fonction de ses seuls effets anticipés, on évite de fausser la délibération en y introduisant, dès son principe, une orientation préférentielle a priori, et par conséquent d'une altération des conditions d'observation et de description des décisions possibles. C'est le " principe de conséquentialisme ".
·       En définissant une fonction d'utilité proportionnée aux préférences de l'acteur, on peut attribuer aux effets ainsi anticipés, pour chaque plan d'action possible, un calcul de coûts et d'avantages quantifiables, tempérant la mesure purement intuitive de la démarche empirique. C'est le " principe d'opportunisme ".

Le processus de la prise de décision peut ainsi supporter un modèle standard à partir duquel des configurations plus élaborées peuvent être construites avec maîtrise et méthode.

Les éléments fondamentaux de la prise de décision

La prise de décision repose, de manière systématique, sur la considération de cinq éléments constitutifs. Il convient de n'en négliger aucun si on veut prétendre à une maîtrise pratique raisonnable. C'est bien la perspective de la théorie de la décision que de vouloir permettre une certaine maîtrise des relations de causes à effets en cette matière. Tout professionnalisme s'appuie sur la capacité à reproduire, de façon contrôlée, un processus dont on possède les éléments et les conditions. Il s'agit donc, sans jeu de mot, de rendre le rationnel plus systématiquement raisonnable.

Le postulat de rationalité dit que toute décision repose toujours, en droit, sur des raisons présentant une cohérence d'intérêt pour un acteur. Il ne nous dit pas, par contre, que cette cohérence est toujours explicite en fait ; le cas des décisions empiriques pures en est une illustration. Or notre intention est de décrire un processus maîtrisable et reproductible, non de seulement prendre acte de l'existence, occulte ou fuyante, de ces raisons. Ainsi, la référence à la rationalité n'implique pas que toute décision soit raisonnable, si l'on entend par là que l'on puisse rendre raison des motifs et intérêts concourants qui y ont abouti.

La professionnalisation, en matière de décision, passe donc par une conscience claire et explicite des éléments qui la constituent, puis du processus qu'elle suit.
·       Décider, c'est d'abord choisir un acte parmi plusieurs possibles. Le choix de cet acte suppose, intrinsèquement, l'existence reconnue d'une pluralité d'autres qui ont été envisagés et étudiés. La vision stratégique du décideur est donc, sous ce rapport, constituante de l'acte choisi. Sans cette vision, l'acte - bien plus stéréotypé que vraiment choisi - repose sur des valeurs parfois très prosaïques : "ce que l'on a toujours fait..." ; "ce qu'on peut faire tout de suite..." ; "ce qui plairait à untel..." ; "ce que le patron ferait..." ; "ce qui sauve les apparences..." ; "ce qu'on aime faire..." ; "ce que l'on a le temps de faire..." ; etc.
·       C'est donc la détermination d'un résultat à atteindre qui constitue le second élément de toute prise de décision. Nul ne peut mesurer raisonnablement l'ordre qu'il introduit dans son agir s'il n'a défini au préalable, à court, moyen et long terme, les finalités qu'il poursuit. Les contradictions entre ces différents termes sont en effet monnaie courante : combien de succès tactiques à court terme se sont transformés en défaites stratégiques à moyen ou long terme !
·       Il convient donc d'alimenter soigneusement un quatrième élément : les informations circonstanciées et exploitables dont on peut disposer. Sans une analyse pertinente non seulement des données propres du problème mais des environnements internes et externes dans lesquelles il trouve ses conditions spatio-temporelles précises, la décision ne saurait être pleinement raisonnable.
·       Enfin, c'est l'optimisation des ressources disponibles qui fait d'une décision une performance dans son exécution. La nature des ressources, leurs enchaînements, leur coordination et leur convergence peuvent concentrer ou au contraire disperser les effets potentiels de la décision.

Ces cinq éléments nous amènent donc à poser la définition suivante : décider, c'est choisir parmi plusieurs actes possibles celui qui apparaît comme le plus pertinent pour atteindre un résultat voulu, dans un délai jugé souhaitable et possible, et en utilisant au mieux les informations et les ressources disponibles.

Le processus de décision

Les éléments fondamentaux que nous avons décrits s'organisent au sein d'un processus standard.
·       Toute prise de décision est initiée par des signaux d'alerte, perçus par l'acteur, introduisant la possibilité ou la nécessité de modifier des comportements et des positions, de transformer une façon d'agir ou de concevoir.

Les alertes résultant d'un dysfonctionnement ou d'un écart avec les prévisions effectuées sont habituellement les moins difficiles à percevoir. La construction judicieuse et rigoureuse de tableaux de bord d'activité et de tableaux de bord de management, établis par une méthode rétroactive et suivis en projectif, permet un pilotage éclairé de l'action.

La difficulté est plus grande pour percevoir des opportunités ouvrant des possibilités inattendues. En effet, la prévision bien arrêtée d'un plan d'action n'échappe que rarement au principe d'inertie : on se dote des outils de pilotage de ce qui est prévu et on focalise son regard et son énergie dans son accomplissement devenu dès lors littéralement nécessaire, et ceci d'autant plus que l'on s'est approprié la dite action par un investissement personnel important.

Les changements provoquant l'alerte peuvent toucher à une évolution d'environnement interne ou externe, ou encore à la finalité envisagée. Identifier et cibler des alertes d'opportunité est donc pour le décideur une option décisionnelle à laquelle il doit veiller. Les techniques avancées de prospective et d'analyse stratégique ouvrent et permettent concrètement une telle veille.
·       Une fois l'alerte donnée, le processus de la prise de décision s'appuie sur une recherche et une taxinomie des informations se rapportant au changement identifié et à une mise en perspective de ses conséquences. Les multiples ressources de renseignements et de savoirs doivent être mobilisées pour comprendre et traiter les signaux d'alerte. Il s'agit à proprement parler d'une instruction. Des réseaux et des schémas d'instruction peuvent être anticipés de façon opportune.
·       L'acte de décision proprement dit résulte de la qualité et de la maîtrise de ce travail préalable. S'engager dans une voie plutôt que dans une autre se fait ainsi à la lumière des signaux dûment détectés, des informations collectées avec discernement et des ressources mobilisées de manière optimale.

A cet égard, rien n'est pus néfaste au décideur que le sentiment permanent d'urgence l'amenant à court-circuiter de façon habituelle la réflexion approfondie sur les deux premières étapes du processus. Un pilotage à vue le conduit alors bien souvent à être surpris par ses propres décisions, retirant du jeu toute perspective stratégique efficace.
·       Enfin, la capacité à concrétiser la décision prise - et à la valider si le résultat voulu est atteint - fait partie intégrante du processus. Décider n'est pas seulement choisir, mais aussi agir. L'exécution comprend le suivi et le pilotage de l'ensemble des opérations qui aboutissent au résultat.

Le processus standard de décision ainsi décrit peut faire l'objet de formalisation adaptée et souples, en fonction de la taxinomie des décisions dont le décideur a ordinairement la responsabilité.

L'intégration stratégique de la décision

A quelque titre que ce soit, on ne saurait aujourd'hui dissocier raisonnablement un processus de prise de décision de la perspective stratégique dans laquelle il s'inscrit nécessairement. En ce sens, même les décisions liées à la stricte exécution ou à la simple élaboration d'une action ou d'un projet ne sont pas exemptes de toute perspective stratégique ? à fortiori celles qui ont un caractère plus directement politique.

Nous en prenons pour preuve l'effort assidu des entreprises se trouvant à la pointe des marchés pour sensibiliser, informer, former, conseiller en la matière chacun de leurs niveaux de population, sans plus s'arrêter au seul encadrement supérieur.

Pour éclairer notre propos, il convient de discerner les différents sens dans lesquels la notion de stratégie peut être prise.

·       Ce peut être d'abord la stratégie actuelle de l'entreprise, celle qui entend structurer les activités présentes, dans leurs définitions et dans leurs développements, se présentant comme un plan établi, une "carte", permettant de situer la décision dans un référentiel clairement circonscrit.
·       Ce peut être la projection d'un devenir global de l'entreprise, de l'objectif qu'elle vise à moyen ou long terme, sans forcément reposer sur des plans d'actions déterminés et dûment communiqués. Cette simple finalité stratégique veut se présenter comme une boussole permettant d'orienter l'ensemble des décisions prises dans une direction délibérée.
·       Ce peut être la définition d'une politique sectorielle, présente ou future, de l'entreprise : stratégie financière, stratégie commerciale pour telle ligne ou tel produit, politique technologique, politique de gestion des ressources humaines?. Ces orientations spécifiques se présentent alors comme un itinéraire propre permettant de cibler certaines décisions de manière systématique.
·       Ce peut être enfin le système cohérent des structurations et des actions qui sont qui sont élaborées, définies et exécutées à partir de l'état présent de l'entreprise, en vue d'une perspective stratégique générale. Cette perspective permet de faire jouer une complémentarité et une interaction des décisions prises, en fonction de la mise en système des environnements internes et externes de l'entreprise.
En ce sens, entrent pleinement en jeu, dans le processus de prise de décision aboutissant à des choix stratégiques, les hypothèses que l'acteur fait sur les stratégies de ses concurrents, de quelques types qu'ils soient. Ceci suppose qu'une part des ressources et des moyens, des connaissances et des réseaux dont disposent les décideurs soit affectée à l'observation et au discernement des stratégies concurrentes. Il est souhaitable, dans cette perspective de "veille stratégique", d'identifier des questions clés à mettre sous surveillance en fonction des contextes.

La grande difficulté posée par une telle ambition est qu'elle exige, d'une part, une certaine homogénéité qualitative des informations détenues par l'ensemble des acteurs d'une même entreprise ou d'une même entité, ce qui revient à structurer et organiser une véritable intelligence économique et politique des décideurs; mais d'autre part, elle requiert aussi une classification en strates cohérentes, en "cascade", des niveaux quantitatifs d'information détenus par les différents niveaux décisionnels.

Par ailleurs, cette véritable gestion stratégique de l'information - on sait depuis Sun Tsu que le renseignement est, plus encore que l'argent, le nerf de la guerre - doit intégrer les deux dimensions déterminantes du mouvement et du temps. Le mouvement prend en compte l'évolution des forces en présence et la direction dans laquelle elles sont susceptibles d'évoluer ; le temps apprécie la vitesse à laquelle ces évolutions peuvent s'effectuer. La complexité réside évidemment dans la multiplicité des évolutions possibles et la variété des vitesses de leurs différents développements. L'appréciation et le discernement de ces facteurs introduit donc inévitablement une dimension de risque.

Risque et décision

En théorie de la décision, la notion de risque se rapporte à une situation intégrant un certain nombre d'éléments aléatoires, dans laquelle il est possible d'identifier les différentes éventualités et leur affecter des probabilités objectives.

Cette notion de risque, ainsi définie, se distingue évidement de celle d'incertitude. Cette dernière se rapporte, d'une manière générale, à des circonstances dans lesquelles on ne peut discerner raisonnablement l'ensemble des possibles, ni par conséquent leur attribuer de probabilités objectives. Maladie, conflit psychologique, blocage technique, par exemple, ne relèvent pas habituellement d'un calcul de risque.

Le décideur peut cependant ramener l'incertitude au risque en s'appuyant sur une appréciation plus subjective des circonstances de son action. Il peut alors encore distribuer des probabilités sur les conséquences qu'il envisage. La juste mesure du risque fait ainsi partie intégrante du talent du décideur.

Ce talent repose notamment sur la qualité et l'exhaustivité des informations dont il dispose et sur l'équilibre optimal qu'il opère entre le gain espéré et le risque encouru, soit en maximisant le gain pour un risque donné, soit en minimisant le risque pour un gain donné. Étant partie prenante de la décision, le décideur ajoute de la sorte à son calcul décisionnel des probabilités subjectives lui permettant d'évaluer les situations de risque en fonction de son propre positionnement.

La juste mesure du risque décisionnel ne saurait non plus faire abstraction de la variété des comportements des décideurs face au risque ; ils doivent être pris en compte comme facteurs psychologiques et sociologiques de la décision. La palette va de l'aversion, qui consiste à moins craindre l'erreur que le risque, à la propension, qui consiste à vouloir tout ou rien.

Il convient d'ajouter ici que tous ces éléments se nouent de manière sensiblement différente en fonction du type de risque dont il s'agit : risque d'exploitation, industriel ou commercial, risque financier, risque structurel? etc.. Dans certains cas, le décideur pourra disposer de ratios déjà établis ; dans d'autres cas, il devra utiliser les techniques de modélisation matricielles d'aide à la décision pour construire son propre calcul.

Dans tous les cas, la maximisation du profit escompté, dans le processus de prise de décision, s'appuie donc, par des calculs de probabilités objectives et de probabilités subjectives, sur la dualité risque-gain, à un terme défini dans le temps.

La matrice de décision

La théorie de la décision fournit des outils de modélisation qui constituent une aide et une mise en perspective de la décision. Nous avons critiqué, précédemment, les risques et la vanité d'une application technocratique de ces outils, qui tendrait à réduire tout problème comme contenant mécaniquement sa solution. Cela conduit en effet à une illusion d'objectivité déniant toute responsabilité subjective ; la réalité, dans sa complexité, obéit évidemment à des règles ou à des aléas ne pouvant être traités de manière mécanique.

Il reste que ces outils, utilisés avec la circonspection qui convient, fournissent des possibilités d'analyse qui sont une aide considérable pour une délibération éclairée. Nous présentons donc ici le principe de la matrice de décision, telle qu'on peut la construire efficacement.

Il s'agit d'une rationalisation élémentaire de l'acte de décision, qui la ramène à une dimension calculable. Ce calcul doit intégrer tous les paramètres de la décision sous formes de grandeurs mesurables, de fonctions d'utilité dûment quantifiées. Dans la simplification inévitable que recèle une telle démarche, le processus de décision est réduit au croisement des actes possibles avec les scénarios vraisemblables. Ce qui suppose évidemment que le recueil d'information et l'instruction concernant cette décision aient été menées avec discernement.

Les scénarios vraisemblables sont ceux qui peuvent se produire, abstraction faite de toute influence ou détermination de la part du décideur ; ils sont descriptifs, aussi exhaustivement que possible, des multiples configuration que "l'Environnement" (nous entendons par là la combinatoire des environnements multiples mis en système) peut prendre, indépendamment des différents actes décidables.

Les actes décidables résultent de l'analyse de toutes les possibilités d'actions concrètes pouvant être mises en œuvre par le décideur. Cela suppose qu'il en ait les moyens, la virtualité, les ressources, l'occasion et la volonté éventuelle.

On peut alors croiser les choix possibles avec les scénarios pour construire une matrice disposée de la sorte :

(Nous supposons, pour l'exemple, qu'il y a trois choix et quatre scénarios)

Scénario 1
Scénario 2
Scénario 3
Scénario 4
Acte A
1A
2A
3A
4A
Acte B
1B
2B
3B
4B
Acte C
1C
2C
3C
4C

Cette matrice décrit ainsi douze résultats virtuels, représentant les conséquences des actes possibles dans chacun des scénarios envisagés. L'exploitation rationnelle de cette matrice suppose ensuite que le décideur soit capable d'évaluer et de chiffrer chaque conséquence en terme de gains ou d'intérêts, de coûts ou de valeurs. Ceci lui permet un classement théorique a priori des conséquences, en fonction du système d'utilité qui lui est propre.

Le premier avantage d'une telle matrice est qu'elle oblige le décideur à parcourir l'exhaustivité des combinaisons possibles, lui interdisant d'occulter à priori un certain nombre d'occurrences. Elle le force à envisager de manière objective toutes les conséquences possibles de ses actes, même si le scénario réel est autre que celui qui était espéré au point de départ.

Le problème qui demeure pour emporter la décision tient évidemment au caractère hypothétique des scénarios envisagés. Plusieurs techniques, en fonction des circonstances, permettent d'opérer le tri décisif et d'interpréter ainsi la matrice.

Interpréter la matrice de décision

La matrice de décision étant construite, il reste à trouver des critères de décision à l'aide desquels on peut déterminer la conséquence préférable - et, par raisonnement "à rebours", le meilleur choix. Il existe une multitude de critère pouvant être utilisés, plus ou moins complexes ; nous en mentionnons seulement quelques-uns, parmi les plus simples :
·       Le critère de l'espérance mathématique : Il consiste à attribuer un ordre de probabilité aux différents scénarios, en fonction des informations dont on dispose, et à choisir la conséquence la plus avantageuse dans le scénario le plus probable. La qualité et l'exhaustivité des informations traitées par le décideur sont évidemment la clé de ce critère.
·       Le critère du moindre regret : Il consiste à envisager que c'est le plus mauvais scénario qui va se réaliser et à choisir alors la conséquence la moins mauvaise dans ce scénario ; on se prémunit alors contre le pire, même si ce pire peut ne pas arriver; autrement dit : le choix effectué, si tout va au pire, minimise notre regret.
·       Le critère du jackpot : A l'inverse, il consiste à envisager que c'est le scénario le plus favorable qui va se réaliser et à choisir la conséquence qui maximise les gains.
·       Le critère de la moyenne ou critère de Laplace : Nous faisons la moyenne des gains espérés par chaque choix possible sur tous les scénarios, et nous retenons le choix qui a la plus forte moyenne, comme celui qui, d'une manière globalisante, rapporte le plus.


Bien entendu, ces critères peuvent se combiner entre eux et se compléter.

Il s'agit ici, pour utiliser judicieusement un tel outil d'aide à la décision, de ne pas perdre de vue sa portée et ses limites. Nous complétons donc notre critique par les remarques suivantes :
·       La manière que nous avons de découper l'Environnement en un nombre fini de scénarios suppose que tous les états possibles de cet Environnement soient dénombrables à priori. Cela suppose, de la part du décideur, soit une très grande expertise dans son domaine, soit une expérience suffisante pour avoir opéré des inductions valides et fortes sur les configurations environnementales envisageables.
·       L'attribution d'une probabilité aux différents scénarios exige l'exhaustivité des scénarios possibles, puisque la somme de leur probabilité doit être égale à 1. Une omission ou une négligence peut changer les proportions du probable de manière conséquente et induire ainsi le décideur en erreur.
·       La décision ainsi traitée nous oblige donc à adopter une certaine vision du monde à travers un nombre fini de scénarios, ce qui est toujours une simplification - donc une réduction - du réel. Il s'agit, pour le décideur, de garder toujours présent à l'esprit que ce sont ses façons de voir qui sont dénombrables, en fait, et non les états réels du monde futur.

Les garde-fous du processus de décision

Tout processus de décision comprend de la réflexion et de l'action. On ne répétera jamais assez que la réflexion précède l'action. C'est le sens même de l'anticipation stratégique ; c'est le fondement du rationalisme pragmatique qui peut servir de modèle aux décideurs.

Il est possible d'établir une série de questions clés, dont la succession et la complémentarité assure une qualité minimale à la prise de décision. S'il n'y a pas de recette pour garantir, dans les situations difficiles, une décision géniale ou "inspirée", il y a, par contre, une méthode qui peut servir de garde-fou et éviter ainsi les catastrophes ; nous pouvons la présenter, pour simplifier, en six points :

Une taxinomie de l'information
Trier et classer les informations utiles à la décision en descriptives et normatives. Le descriptif relève de données factuelles et objectives, vérifiables en dehors de toute appréciation ou jugement de valeur. Le normatif est le champ de l'interprétation personnelle, des hypothèses et des valeurs, des principes qui relèvent de la vision propre du décideur. La confusion de ces deux domaines d'informations est toujours source d'erreurs dans la prise de décision.

Une analyse stratégique élémentaire
Elle consiste, à partir de l'information descriptive, à élargir les possibilités d'interprétations pour ouvrir un champ de décisions possibles plus riche et plus large que l'intuition normative première ne le permettait. Elle associe ainsi à la décision une dimension de choix réel entre plusieurs solutions valides. Trop de décision ne sont en effet qu'exécution mécanique d'interprétations univoques.

La modélisation et le calcul
Les outils d'aide à la décision exigent rigueur et circonspection : rigueur dans la formalisation d'une matrice de décision et dans le choix de son critère d'interprétation; circonspection, car aucune décision ne peut se ramener à une pure analyse mécanique, ainsi que nous l'avons déjà dit. Ce qui signifie que l'approche quantitative ne saurait être décisive en elle-même. Par contre, l'absence de modélisation entraîne souvent de l'inconséquence dans les décisions.

La responsabilité
Il s'agit de mesurer en quoi et pourquoi mon identité personnelle et professionnelle est impliquée par la décision en cours. Ce qui suppose de se positionner, dans la situation proprement dite, comme sujet de décision à part entière. Dans le cas contraire, il vaut mieux s'abstenir de cette décision.

En outre, il s'agit de se projeter dans le futur pour mesurer les conséquences personnelles de la décision, sachant qu'on ne peut la dissocier de son auteur. Chaque décision prise nous "suit" effectivement.

La dimension prospective de la décision
Toute décision prise doit également être une source d'information pour l'avenir. De quelle manière les choix en cours conditionnent-ils les choix futurs, que ce soit en agissant sur les systèmes environnementaux ou sur les données directes ? Autrement dit, voit-on plus loin que la décision immédiate que l'on est en train de prendre ? Cette décision ouvre-t-elle un large champ d'action derrière elle, ou ferme-t-elle toute autre possibilité de manière définitive ?

La nécessité de la décision
La prise de décision est-elle incontournable ? que se passe-t-il s'il n'y a pas de décision prise ? Quelle est sa butée raisonnable dans le temps ?

Bien souvent, en effet, la nécessité psychologique de la décision l'emporte sur sa nécessité réelle, provoquant des risques inutiles et des responsabilités surfaites.

La motivation de la décision
La décision est-elle en vue d'obtenir un résultat utile et constructif, dans lequel le décideur s'inscrit positivement, ou est-elle motivée par les nécessités ? toutes relationnelles ? du pouvoir et du contre-pouvoir, des réseaux et des coalitions ? C'est la différence entre une décision politique (stratégique) et une décision politicienne


Décision et prospective

Toute décision prise être regardée sous deux aspects : d'une part, en tant qu'elle répond à une problématique constatée, dans une situation connue et dûment analysée à l'aide des matériaux réunis ; d'autre part, en tant que cette décision ne peut se limiter à être une réponse univoque à la situation constatée ; elle va également modifier et influencer l'avenir de façon plus large et plus globale. La causalité de la décision étend généralement ses effets de manière plus universelle qu'on ne le pense à priori. C'est pourquoi il peut être utile au décideur d'intégrer une démarche prospective à son processus de décision.

L'objet de la prospective est de penser et de réaliser l'action présente en fonction d'un projet global du décideur, qui l'amène ainsi à préparer l'avenir qu'il souhaite, le futur qu'il désire. La prospective est ainsi une exploration des avenirs multiples et incertains envisageables, afin de construire un avenir voulu. Elle refuse la fatalité de l'événementiel non maîtrisable, pour engendrer de la contrainte par des événements provoqués, influencés, anticipés. Le futur est ainsi représenté comme un système ouvert au sein duquel on projette la vie de l'action résultant de la prise de décision.

L'analyse prospective peut se décrire simplement en cinq étapes principales :
·       Une description de l'état du système tel qu'on le connaît aujourd'hui, afin d'en repérer et positionner les variables clefs.
·       Une exploration systématique des évolutions probables de ces variables.
·       Une construction des scénarios vraisemblables, indépendamment de toute intervention de la part du décideur.
·       La projection, sur chacun des scénarios, des choix et décisions possibles pour le décideur.
·       La planification stratégique de l'action pour "contraindre" le futur à se rapprocher de son désir.


Que l'on opère ces prévisions par les techniques mathématiques d'extrapolation ou par la méthode de projection normative, le but recherché est de renforcer la capacité de réaction rapide du système décisionnel, pour faire face aux évolutions parfois intempestives de son environnement.

La prévision et la simulation des possibles qui sont susceptibles d'advenir a déjà préparé le décideur à une adaptation réactive rapide. Sous ce rapport, la gestion du temps devient une donnée fondamentale de toute décision, et constitue une plaque tournante entre prospective et plan stratégique.

La simplification imaginaire et la complexité du réel

Le processus de prise de décision, dès lors qu'il intègre une dimension stratégique (Cf. Plus haut : l'intégration stratégique de la décision"), s'appuie sur des prévisions et des projections imaginées sur la base de l'ensemble des informations réunies par le décideur. Cette démarche, qui correspond d'une façon ou d'une autre à une modélisation, à un schématisme, entraîne toujours une simplification imaginaire. En effet, le décideur qui voudrait conditionner sa décision à la certitude d'une prise en compte exhaustive du réel possible, dans sa complexité intégrale, en serait réduit à ne jamais décider quoi que ce soit, car sa délibération ne serait jamais bouclée.

Le réel comme tel, dans son déploiement prosaïque, n'est connu qu'a posteriori. Aucune induction, en matière d'agir humain individuel ou collectif, ne peut s'effectuer sans réduction des facteurs de causalité susceptibles d'intervenir, ni sans choix arbitraire d'une certaine vision du monde. Les lois et les règles, psychologiques ou sociologiques, politiques ou économiques, n'empruntent à leur idéal physique et mathématique que la rigueur de l'énoncé, et non celle du contenu. Elles tentent de ramener le contingent à du nécessaire ; de la multiplicité aléatoire à de l'unité ordonnée. Ce faisant, elles construisent une réalité imaginaire parallèle, de nature virtuelle, dont seule l'expérience à venir permettra la vérifiabilité.

La mise en oeuvre concrète d'une action dûment élaborée et décidée fera ainsi apparaître, à chacune de ses étapes, des écarts plus ou moins importants avec les prévisions et projections imaginées. La simplicité imaginaire initiale, partagée par les acteurs concernés, ne saurait donc demeurer telle tout au long de l'exécution du projet. Le déroulé temporel de l'action va nécessiter, en fait, étape par étape, une analyse et une interprétation des écarts ; ceci permet de corriger et rectifier la trajectoire en cours pour la rapprocher des finalités et objectifs poursuivis.

Le processus de décision ne doit donc pas être conçu comme un acte ponctuel dans le temps, mais comme une action globale pilotée, comprenant une série de décisions échelonnées dans le temps. Cette série de décision permet de faire converger, autant que faire se peut, l'imaginaire et le réel, soit en réorientant certains aspects de la projection initiale, soit en adaptant ou provoquant l'environnement qui autorise sa poursuite. Pour reprendre un vocabulaire mathématique, il s'agit de traiter dans une dimension continue le caractère formellement discret de chaque décision.

Un tel traitement implique évidemment une décomposition taxinomique possible des suites de décisions intervenant au sein d'un processus identifié. Nous décrirons par la suite les principes et critères permettant d'établir cette décomposition.

Décomposition et interaction des niveaux de décision

La mise en oeuvre d'un processus de décision complexe rend nécessaire une décomposition des fins générales en objectifs intermédiaires progressifs, assurant la continuité du dit processus. La façon de concevoir cette décomposition permet aussi au décideur d'indexer la représentation imaginaire initiale sur l'actualisation réelle, résultant de l'exécution en cours de la décision.

Comme nous l'avons dit, dans notre précédent éditorial, le processus de prise de décision doit être conçu comme une action continue, et non pas réduite au caractère discret d'actes de décision ponctuels et indépendants les uns des autres. Nous pouvons comparer ce phénomène à celui de la marche à pied : c'est l'enchaînement et la coordination des pas successifs effectués par le marcheur, qui font de la marche une action continue. Chaque pas peut être conçu comme ponctuel et isolé, mais il ne saurait le rester, dès lors qu'il s'agit de se rendre à un point plus éloigné. Il faut alors adapter ses pas au type de marche envisagé.

Il y a là cependant un paradoxe qu'il est important de bien mesurer. C'est, en effet, en fonction de la destination qu'il s'est fixée que le marcheur entame son action : c'est le dernier pas à faire qui fait le premier et chacun des suivant. Mais les contraintes qu'il rencontre au cours de sa marche concrète l'obligent à infléchir et rectifier constamment la direction de chacun de ses pas, jusqu'au dernier : si bien que c'est aussi le premier pas et chacun de ceux qui lui a succédé qui font le dernier. Il en est de même dans le processus de décision complexe : la fin est première et commande au présent, mais le présent effectué commande peu à peu au futur et à la fin poursuivie. Pour le dire autrement encore, la fin générale de tout le processus est première dans l'intention, mais elle est dernière dans l'exécution.

Par ailleurs, chaque niveau de décision exécuté réduit le champs initial des possibles et la complexité globale de la première délibération. Plus on avance dans l'exécution, plus l'amplitude de la réflexion théorique diminue et plus la contrainte pratique augmente. Sachant que la marge de manoeuvre du décideur décroît à chaque niveau d'exécution mis en oeuvre, il est possible et utile de classer les niveaux de décision par ordre décroissant de complexité, et non uniquement par linéarité d'exécution, afin de toujours conserver une marge de manoeuvre maximale à chaque niveau. Chacune des décisions intermédiaires réoriente, en effet, l'action et l'exécution des suivantes; il s'agit donc de maintenir, à chaque niveau d'exécution, une latitude d'initiative et de manoeuvre significative.

La décomposition de la fin générale en objets particuliers permet ainsi d'identifier, trier et classer des étapes décisionnelles permettant de contrôler le processus. Ce contrôle repose non seulement sur une capacité d'analyse des écarts entre le prévu et le réalisé, mais encore sur l'opportunité prévue et ménagée d'infléchir la trajectoire du processus en question. La manière de cibler le moment et le contenu de ces opportunités peut être déterminant pour le succès de la démarche d'ensemble.

Décision et gestion de conflit

Toute décision comportant, à divers niveaux, comme on l'a vu, des déterminations arbitraires, elle peut être critiquée. Modifiant et orientant potentiellement la réalité, elle suscite des oppositions, des façons de voir concurrentes, des contre projets, des conflits. Un conflit est une certaine relation qui résulte de tensions contraires entre deux entités quelconques se trouvant dans un même champ d'intérêts. Dès lors que le processus de décision implique une pluralité d'acteurs, à quelque titre que ce soit, il ne peut se concevoir sans l'élaboration constante d'une justification recevable, condition constitutive du succès.

Dans une décision simple, la justification peut parfois être conçue et explicitée en raison de nécessités concrètes incontestables : matérielles ou techniques, professionnelles ou juridiques, etc.. Le recours à l'autorité ou à la force peut même en tenir lieu, en certains cas. Mais dans une décision complexe, où la collaboration et l'adhésion des acteurs sont des éléments constituants, où les responsabilités se décomposent et se répartissent, où les enjeux nécessitent une délibération contradictoire, la justification prend le plus souvent un caractère conflictuel. En raison de la nature et de l'histoire des hommes et des groupes, il n'existe pas de processus complexe de décision qui ne génère des oppositions et des conflits. Aucune décision ne peut s'imposer d'elle-même à tous. C'est pourquoi le développement même du processus de décision est lié à l'idée et à la réalité de la gestion de conflit ; il doit être clairement pensé comme un moyen de ramener les dissonances réellement ou virtuellement incapacitantes à une consonance d'ensemble raisonnable.

Les accords et les antagonismes peuvent porter sur les finalités de la décision ou sur les moyens à mettre en oeuvre pour les réaliser, sur les voies à suivre ou les contraintes à intégrer ; mais ils peuvent porter également sur les conséquences connexes ou collatérales d'une décision, dans une perspective tactique ou stratégique, individuelle ou collective.

Une prise de décision provoque et intègre ainsi, par un balayage systématique des champs d'intérêts directs et indirects qu'elle implique, une prise de conscience et un traitement ouvert des convergences et divergences de chacune des forces en présence à chaque moment du temps. Un conflit latent, non anticipé et par conséquent non rationalisé, est un danger potentiel pour le succès de la démarche dans son ensemble. Il augmente la zone de flou et d'incertitude que tout décideur a pour tâche, au contraire, de réduire. La mise en évidence du conflit, son traitement et sa résolution reposent sur la clairvoyance du décideur, sur ses capacités d'écoute et d'argumentation, et affirme son autorité plutôt que de la mettre en péril.

La réalité observée des schémas de prise de décision dans les entreprises est ainsi un révélateur bien plus performant du fonctionnement de l'entreprise, et de son potentiel de développement, que la simple analyse de ses structures et du constat empirique de ses résultats.

Décision et arbitrage

Nous avons vu que tout processus de prise de décision est un certain arbitrage. C'est sa transformation en action effective qui constitue la décision dans son essence. La décision intervient à l'instant même où l'on passe de la délibération à l'action. C'est cette concrétisation qui seule lui confère une existence de décision en tant que telle. Sa justification, comme nous l'avons dit, ne repose pas sur la justification d'une utilité quelconque, car la quantité de choses utiles à faire est infinie, alors que les ressources pour les faire - en temps, en argent, en matériel, en hommes ... - sont finies. Il s'agit donc d'arbitrer en faveur des actions "les plus utiles", en fonction des ressources à allouer et de la mise en perspective d'un temps concret et conditionné.

Un tel arbitrage se heurte à la double difficulté de l'opportunisme et du conservatisme. Opportunisme, car la prise de décision peut se transformer ainsi en une perpétuelle adaptation à la modification de l'environnement, et partant à la modification constante des configurations de ressources. Conservatisme, car le succès et la responsabilité d'une décision - et le mérite éventuel qui y est attaché et espéré - porte toujours à combattre ce qui viendrait la modifier, la changer, la transformer. Le décideur est donc toujours pris dans un paradoxe : soit il fait évoluer en continu la nature même de la décision à prendre, dans une recherche indéfinie de "la bonne décision" ; soit il rigidifie le processus, et faute de n'avoir pas pris "la bonne décision", il essaie, à marche forcée, de rendre bonne la décision qu'il a prise et qui ne saurait être remise en question. Dans les deux cas, c'est le sens même de ce qui est "le plus utile" qui se trouve perdu. Le discernement du "plus utile" se fait au regard de l'orientation stratégique définie, et non de l'utilité opérationnelle ponctuelle, fonctionnelle, ou circonstancielle. C'est donc le sens stratégique, et non le simple concept d'utilité, qui sert de critère d'arbitrage. Cette affirmation, pour être probablement la plus connue de tous les décideurs, est cependant la moins appliquée.

La notion d'arbitrage repose sur la résolution d'un débat essentiellement subjectif en un consensus éclairé par une règle objective antérieure ou postérieure au débat lui-même. Elle s'appuie donc sur un équilibre entre la relation sujet-objet et le relativisme de la raison. Le relativisme de la raison pousse toujours chacun à préférer spontanément son propre arbitraire à celui de la règle commune. La conscience de l'implication du sujet dans toute considération de l'objet ramène chaque acteur à une position rationnelle permettant une communauté d'intention, sans laquelle toute stratégie est vaine.

En outre, l'arbitrage ne saurait reposer sur une simple comparaison quantitative (de coût ou de qualité par exemple). Ce n'est alors qu'un calcul d'intérêt objectif, pour lequel le comptable est mieux placé que le manager. La notion d'arbitrage suppose une ambiguïté qualitative entre des grandeurs incommensurables, dont le sens stratégique est patent. Le "sens", en effet, commence avec l'ambiguïté ; il n'y a point d'ambiguïté - ni par conséquent de sens différents à arbitrer - là où l'objet débattu répond à une analyse univoque. Une utilité quelconque ou une urgence ne sauraient donc constituer un critère d'arbitrage, car elles ont tendance à ramener la raison à une réflexion univoque. En définitive, il faut comprendre que la décision est un acte stratégique et non un acte réactif

Décision et incertitude

L'incertitude se rapporte, en théorie de la décision, à des circonstances dans lesquelles on ne peut discerner raisonnablement l'ensemble des possibles, ni par conséquent leur attribuer de probabilités objectives. Il est cependant possible de ramener la notion d'incertitude à celle de risque, en identifiant différentes éventualités et en leur attribuant des probabilités subjectives.

Le caractère aléatoire, voire casuel, de certaines situations décisionnelles peut se diviser en deux domaines distincts :

    Des situations de risque, dans lesquelles le calcul de probabilité pourrait être considéré comme objectif en droit, mais ne peut l'être en fait. En ce sens, un jeu de roulette n'est appelé jeu de hasard qu'en raison de notre incapacité factuelle à mesurer la combinatoire des quelques forces en présence. Il s'agit pourtant d'un phénomène physique, reproductible, qui permet de définir la vraisemblance d'un événement et de la mesurer par une fréquence observable. La théorie des probabilités, dans sa stricte formalisation mathématique, peut alors soutenir avantageusement le processus de décision.


    Des situations dans lesquelles le décideur sera obligé de ramener l'incertitude au risque, lorsque l'interaction complexe des environnements qui engendre le hasard ne permet pas d'en expérimenter le caractère reproductible et que la mesure en est alors essentiellement subjective.


En réalité, dans la plupart des décisions complexes, la distribution des probabilités porte sur des évènements futurs et ne peut par conséquent être connue à-priori. Nous nous trouvons donc le plus souvent dans le deuxième type de situations. On pourrait penser que l'expérience acquise, ainsi que l'histoire, permettent d'établir l'observation de principes propres à déterminer des critères extrapolables au futur? Reste que cela ne permet pas la répétition d'une expérience aléatoire, puisque aucune de ces expériences et de ces évènements, par définition, ne sont reproductibles dans les circonstances exactes de leur déroulement originel. Les rapports des moyens aux fins peuvent, certes, supporter une certaine comparaison, mais la variété et la complexité indéfinie des circonstances de tous ordres en rend l'adaptation indécidable a priori.

Le processus de décision peut alors encore intégrer un calcul rationnel des risques, à condition de ramener le champ de réflexion aux seules conséquences envisagées de la décision - ce que permet uniquement une analyse stratégique pertinente - et de construire une distribution de probabilité sur ces conséquences. Nous nous retrouvons alors dans le premier type de situation que nous avons défini. En théorie de la décision, on peut, en effet, parler de risque à partir du moment où l'on peut établir une distribution connue sur l'ensemble des aléas.

Cette distribution ne pouvant s'appuyer sur une base statistique objective, le décideur définit lui-même la distribution de probabilité sur les résultats possibles de son action ; il la définit en fonction de ses informations et de son intuition ; il la définit même en tenant compte de l'influence de son propre positionnement et des perturbations qu'il introduit dans la réalité observée. Une fois de plus, nous sommes en mesure d'affirmer que le nerf de la guerre, comme l'observait Sun Tsu, n'est pas d'abord l'argent mais le renseignement.

Ayant compris que l'incertitude peut se ramener au risque, tout se passe comme si le décideur attribuait à un ordre de préférence subjectif le caractère de l'objectivité descriptive, ce qui suppose la détermination d'un critère constant. Examinant l'ensemble des conséquences de ses actions possibles, il peut en effet les trier, les comparer et les ranger dans un ordre croissant d'utilité ; s'il est un acteur «rationnel », il choisira évidemment l'action qui lui procure la plus grande utilité sur les conséquences, le critère de classement des conséquences étant aussi celui qui permet de classer les actions. L'idée paraît élémentaire à s'énoncer ainsi ; les conditions de choix du ou des critères sont pourtant complexes.

En effet, s'agissant de soutenir un processus habituellement très empirique, cette théorie, dite de «l'utilité espérée», prétend fournir au décideur un critère rationnel de choix. La première difficulté réside, pour une grande part, dans la confusion très prosaïque de «l'instrumental» et du «cognitif». Rappelons-le, «l'instrumental» repose sur la composition des moyens et des ressources disponibles avec les objectifs poursuivis, ce qui semble permettre à l'acteur d'identifier et de décrire des opportunités et des préférences ; cette dimension ne s'appuie en réalité que sur la qualité et l'extension des informations identifiable à priori, donnant lieu à une justification argumentée. Mais ce même acteur oublie qu'il se réfère dans le même temps aux croyances qui lui permettent justement d'attribuer leurs valeurs à ces informations. Il n'y a de taxinomie qu'arbitraire. Le «cognitif» renvoie à ces croyances, au système de représentation que chacun a construit et nourri au fil du temps, plus ou moins consciemment, qui conditionne sa «lecture» des informations, mais qui va également caractériser son positionnement face au risque.

La théorie de l'utilité espérée, comme le dit Robert Kant, est «une théorie de la représentation des préférences» ; elle se fonde sur une combinaison qui se veut consciente de l'instrumental et du cognitif. Toute anticipation rationnelle doit donc s'appuyer non seulement sur la description de son objet et de ses conditions d'existence, mais aussi sur la considération de croyances et de postulats personnels, que notre constitution psychologique a plutôt tendance à occulter de manière habituelle. La représentation de ses comportements préférentiels permet au décideur de reconnaître certaines normes personnelles constantes qui lui permettront de construire des critères de choix.

La capacité à déterminer clairement ces critères ne garantit pas l'intelligence ou l'intégrité des choix opérés, mais elle manifeste certainement le talent du décideur. Ce dernier définit de cette manière, plus que par toute note de service, pour l'ensemble de ses collaborateurs ? comme l'indique d'ailleurs l'étymologie du mot «talent» ? un état d'esprit, une certaine manière de désirer ou vouloir les choses, de les peser et les mettre en balance. La connaissance de soi-même et des autres devrait ainsi figurer au premier rang des priorités stratégiques d'un décideur, et non la simple analyse de l'objet de la décision et de ses conditions descriptives.

Décision et comportements

La théorie de l'utilité espérée a des champs d'application relativement vastes. En effet, plusieurs problématiques économiques font intervenir la notion d'incertitude : les problèmes d'assurance et de couverture du risque, par exemple, qui peuvent se prolonger sur les théories des marchés ou des paris ; ou bien encore les problèmes d'investissements et les calculs analytiques qui leurs sont liés ; mais on en expérimente aussi bien l'opportunité dans des domaines d'organisation des entreprises, de choix politiques ou sociaux. Les choix s'appuyant sur une certaine détermination statistique y ont recours d'une manière ou d'une autre. Les réflexions touchant à la gestion des conflits, à la mises en oeuvre de menaces et de promesses ne sauraient ignorer les principes et les outils de cette théorie...

Sa difficulté, comme nous l'avons dit, réside dans le caractère de stabilité personnelle du comportement d'un décideur, qui seul permet d'établir un critère constant. Ce critère, qui plus est, ne sera pas applicable à un autre décideur dont la dimension cognitive, le talent et la position intime face au risque seront, presque par définition, différentes.

Rappelons que l'appréciation d'un risque - c'est à dire d'une situation dans laquelle les conséquences la décision prise dépend d'aléas dont la distribution de probabilité est connue - se fait sur la base de l'analyse de probabilité des conséquences envisagées à priori. C'est bien cet apriori qui pose problème, et donne, pour une part, leur dimension subjective aux comportements possibles. Le décideur peut manifester une aversion ou, au contraire, une propension au risque, c'est à dire qu'il se représente le risque plutôt comme un obstacle à combattre ou plutôt comme une opportunité à saisir.

La théorie de l'utilité amène donc en premier à déterminer la position neutre, la délimitation entre aversion et propension, c'est à dire le point où pour tout décideur l'action est équivalente à la "non-action", la décision à l'absence de décision. Nombre d'inconséquence et de refus de choisir- ce qui est encore, en fait, un certain choix - viennent d'un comportement minimaliste : le salut est dans la fuite, c'est à dire dans l'absence de décision ! Comme disait Henri Queuille : « Il n'est aucun problème, si complexe soit-il, qu'une absence de décision ne finisse par résoudre. » L'argument porte évidemment sur l'apparente absence d'implication du décideur dans les conséquences de son inertie. C'est ainsi, d'ailleurs, qu'on a vu germer des « responsables non-coupables ». Tout choix entre deux solutions se double donc toujours d'une troisième solution : le refus de choisir, qui apparaît comme l'équivalent certain d'un statuquo. Ce comportement recouvre en réalité une dénégation du risque, selon le bon vieil adage : « un bon "tiens !" (pas d'aléas sur le futur) vaut mieux que deux "tu l'auras !" ».

Cette équivalence, d'ailleurs purement théorique, entre décision et non-décision, ramène l'agir au rang du fonctionnement mécanique, du calcul de neutralité ; l'acteur refuse en effet toute appréciation et implication subjective, ainsi que la sanction (positive ou négative) qui en découle inévitablement. Un tel décideur se positionne en fin de compte comme non-acteur, comme s'il se retirait du jeu. Il ne se représente plus son propre agir comme dimension « politique » - au sens étymologique du terme - de transformation du monde ; c'est à dire que son comportement est marqué, dans ce rejet du caractère subjectif et personnel de toute décision, dans cette dénégation de sa propre responsabilité sociale et politique, d'un caractère inhumain.

Il est d'ailleurs frappant de constater à quel point le développement de l'individualisme comme modèle social a multiplié, dans les entreprises, ce qu'il convient d'appeler des positionnements « d'absence décisionnelle » et de « désertion managériale ». La mécanique systémique, maintenue par la pression des structures hiérarchiques, remplace alors l'intervention décisionnelle et restreint fortement les possibilités d'initiative personnelle. Il n'y a plus, à l'extrême, d'interlocuteur identifiable. Nous pourrions comparer cela à une transposition du taylorisme, des tâches d'exécutions à des « tâches décisionnelles ». L'homme, dans la définition la plus commune de son humanité, en devient alors le grand absent.

Décision et approche statistique

Nombre des décisions auxquelles nous avons à faire face comprennent évidemment des zones d'incertitude, non traitables - en tant que telles - de manière rationnelle. La plupart des décideurs se fient alors à une certaine intuition empirique, ou se déterminent tout simplement à l'aveugle. Ils ne peuvent donc rendre raison à priori de leur décision et construisent une justification à posteriori, qui n'est pas sans être empreinte d'opportunisme. En effet, une telle justification intègre, en général, des informations dont la connaissance - ou la conscience - est postérieure au processus de décision dans son ensemble. Elle consiste, en fin de compte, à «antidater» les informations utilisées, là où le «responsable non coupable» a tendance, au contraire, à les «postdater». Cela peut faire illusion, car il est en général très difficile aux interlocuteurs de vérifier la nature et la qualité des informations que possédait le décideur à une date donnée. Cependant, cette attitude ne correspond nullement à une maîtrise méthodologique, mais plutôt à une manoeuvre de rationalisation a-posteriori.

Il est cependant possible d'utiliser l'approche statistique pour permettre de cerner ces zones d'incertitude et les ramener à une situation de risque - et partant, à une rationalité possible. Cette démarche consiste, devant la difficulté qu'il y a parfois à distribuer des probabilités sur l'ensemble des conséquences, à avoir recours à un raisonnement quantitatif de nature inductive.

Plusieurs plans sont à discerner pour bien comprendre la démarche et son enjeu. Lorsque les distributions de probabilités sur les conséquences ne sont pas connues sur des bases objectives ou descriptives, elles relèvent déjà d'un certain processus de décision : l'acteur doit déterminer la «vraie» distribution. Il s'agit là d'une décision au sein de la décision. L'information de nature statistique peut orienter cette détermination. Faute d'une information qualitative vérifiable, le décideur s'appuie en effet sur une moyenne statistique, en faisant «comme si» il la considérait qualitativement fiable ; ce qui peut inférer une certaine illusion.

En effet, le degré de certitude - ou la validité - de ce genre d'information ne dépend que de l'accumulation, de la simple collection, de cas semblables ; ce qui relève d'une induction faible, laquelle ne donne aucune vérifiabilité qualitative des grandeurs comparées, ni de la comparaison elle-même. Ainsi la distribution de probabilités sur les conséquences peut-elle être entaché d'une erreur statistique. Il faut donc hiérarchiser des niveaux d'incertitudes, et les traiter en système pour en assurer la cohérence.

Le premier niveau consiste à vérifier la fiabilité des informations statistiques. Le second niveau est la distribution de probabilité elle-même, dépendant de la gestion critique des informations. Le troisième niveau est la sensibilité personnelle du décideur et son positionnement face au risque. Chacun de ces niveaux est source de subjectivité.

Le processus inductif, qui conditionne la cohérence de ces différents niveaux, nécessite donc une réflexion critique et méthodologique approfondie.

Décision et induction

Toute approche statistique et probabiliste, utilisée dans le processus de décision, s'appuie sur une démarche inductive. L'induction consiste à partir de faits ou de données recueillis ou observés pour généraliser aux lois ou principes qui les fondent et prétendent les expliquer. D'une collection de singuliers semblables, constatés chacun en un lieu déterminé et à une date donnée, l'induction propose une affirmation universelle, sensée être valide partout et toujours. Elle permet ainsi l'économie de la recherche exhaustive de tous les cas existants - ou de tous les cas possibles -, qu'il est fort rare de pouvoir obtenir.

L'induction est dite "faible" lorsque la généralisation ne repose que sur la totalisation quantitative des cas particuliers, sans qu'il y ait progression de l'explication qui permet l'extension à l'universel. L'induction est dite "forte" lorsqu'il est possible de s'appuyer, en plus, sur un principe explicatif de nature qualitative. Le problème des statistiques est de toujours faire prévaloir le quantitatif sur le qualitatif, et par conséquent de demeurer une induction faible. Le simple rapport quantifié entre deux grandeurs ne garantit en rien un lien ou une dépendance de nature entre les réalités exprimées par ces grandeurs.

Qui plus est, l'approche statistique compare le plus souvent les termes deux à deux, et a du mal à prendre en compte une causalité complexe. Deux grandeurs ne varient en proportion certaine l'une par rapport à l'autre qu'à condition de faire abstraction de tout autre facteur possible de causalité. Cela suppose que d'autres causes de variation n'agiront pas. Combien de décisions statistiques se sont trouvées erronées par le mépris des interactions systémiques !

L'un des problèmes méthodologique de l'induction consiste donc à définir un critère de représentativité du tout à partir des cas particuliers constatés. Une induction trop rapide s'appuierait en effet sur une somme de singuliers insuffisamment représentative de la totalité qu'elle prétend décrire. Dans l'induction faible, on peut formuler la question en ces termes : « à partir de combien de cas constatés peut-on raisonnablement penser qu'il en va de même pour tous les autres que nous n'avons pas observé, et que ne pourrions d'ailleurs pas observer dans un délais utile... » La statistique établie sur 10 cas et celle établie sur 1000 cas ne jouissent évidemment pas du même degré de certitude.

C'est pourquoi il y a dans toute statistique le sens d'une hypothèse, d'un pari, dont il faut rester conscient et dont il convient de mesurer le risque. Il y a donc des niveaux successifs de risque au cours du processus de décision. L'hypothèse faite sur la validité des informations dont on dispose en est un premier ; l'hypothèse faite sur la hiérarchisation de ces informations, qui préside au choix taxinomiques, en est un second ; l'hypothèse faite sur les distributions de probabilités sur les conséquences en est un troisième. Ces trois niveaux jouent évidemment en interdépendance les uns avec les autres et nécessitent par conséquent un critère cohérent d'un bout à l'autre de la démarche.

Enfin, un critère d'induction ne saurait être établi en faisant abstraction du cadre de référence dans lesquels les cas particuliers viennent à l'existence. Cela signifie que la prétention "universelle" de la conclusion est délimitée et déjà restreinte - ce qui peut sembler paradoxal et est source de nombreuses erreurs - à l'intérieur d'un système que le décideur doit être capable de caractériser.

Décision et inférence

L'induction statistique pure consiste à décider du paramètre de satisfaction d'un échantillon d'informations. Cet échantillon est constitué d'une série d'observations à partir de laquelle on procèdera à la généralisation. Bien entendu, plus cet échantillon sera étendu et représentatif du cadre de référence précis des phénomènes étudiés, plus l'induction permettra de distribuer avec maîtrise les probabilités qui sont sensées régir l'expérience réelle. La difficulté consiste, suivant les lois des grands nombres, à rapporter la taille de l'échantillon - observable « en fait » - à la taille du réel expérimentable - observable uniquement « en droit ». Si la taille de l'échantillon recouvre intégralement le nombre total des observations possibles, le paramètre de distribution est parfaitement connu. Ce n'est évidemment pas le cas dans la plupart des décisions que nous avons à prendre. Le paramètre dépend alors de variables aléatoires, et le décideur doit savoir qu'il n'est pas en présence de la « vraie » distribution, mais d'une distribution décidée par l'arrêt arbitraire de l'échantillonnage.

L'hypothèse inductive se trouve alors soutenue par une démarche d'inférence. On appelle inférence toute opération par laquelle on admet une proposition dont la vérité n'est pas connue directement, en vertu de sa liaison avec d'autres propositions déjà tenues pour vraies. La conclusion en est donc simplement admise, et non démontrée. Au contraire de l'induction, l'inférence ne se justifie pas sur un argument quantitatif, mais sur la capacité du décideur à déceler des analogies confortant la crédibilité de l'induction. La bonne connaissance des domaines ou secteurs, des cultures, des cadres de référence ou de fonctionnement d'un système, par exemple, constituent habituellement une base d'inférence opportune.

Ainsi l'inférence, plus que l'induction, dépend-elle du talent du décideur et de ce qu'on appelle, parfois improprement, son « feeling ». L'hypothèse du débarquement en Normandie, le 6 juin 1944, par exemple, est très faible du seul point de vue inductif, c'est à dire de l'observation des cas précédents de choix des troupes alliées. Elle prend toute sa force, au contraire, par inférence à partir du mode de raisonnement stratégique, de structure et d'organisation de ces troupes, à ce moment précis de la guerre, ainsi que n'avaient pas manqué de l'annoncer certains stratèges allemands. Il est donc toujours dangereux de s'appuyer sur la pure démarche inductive pour affirmer ce qui est « logique » et ce qui ne l'est pas. L'inférence permet de prendre en compte, par analogie, des données qui ne sont pas, à strictement parler, « logiques », mais qui dépendent de réalités prosaïques de terrains, de contextes, de cultures, de symboles etc.

L'induction repose sur l'identité, avérée ou supposée, des cas particuliers observés ; elle gomme souvent l'ensemble des circonstances et des conditions dans lesquelles ces cas particuliers sont venus à l'existence. L'inférence resitue la portée et les limites de cette identité et permet de l'étendre par procédé de comparaison et d'analogie, et non plus de simple collection.

Considérations de synthèse

La prise de décision est pour l'homme une réalité naturelle. Elle est rendue nécessaire dans sa vie dès lors qu'il est en mesure de prendre conscience de l'existence d'alternatives multiples, renvoyant à un choix possible. Dans la pratique, toute considération morale ou politique, sociale ou économique, présente par nature un champ de possibles imposant à l'acteur de « trancher », ce qui correspond, littéralement, à l'étymologie du mot « décider ».

Décider, c'est choisir, parmi plusieurs actes possibles, celui qui apparaît comme le plus pertinent pour atteindre un résultat voulu, dans un délai jugé souhaitable et possible, en utilisant au mieux les informations et les ressources disponibles. Sous ce rapport, les réflexions sur la décision et les méthodologies qui peuvent y être associées sont très anciennes, et on en trouve traces dans toutes les civilisations. Mais ce sont alors principalement les philosophes et les militaires qui s'intéressent à la question de manière systématique.

Il a fallu attendre le développement des théories économiques modernes pour que l'on voit apparaître des modèles théoriques de décision, appuyés sur des outils mathématiques. Les exigences croissantes de gestion des entreprises, de compétitivité, d'exploitation des ressources, y ont contribué ; l'évolution des outils financiers, des contrats d'assurance, des nécessités de plus en plus exigeantes de négociation, de stratégie, d'alliances, ont accentué les contraintes de modélisation.

La difficulté propre de toute modélisation est d'avoir tendance à gommer, niveler les caractéristiques spécifiques de chaque action concrète. Or rien n'est plus circonstancié et non-reproductible que les conditions d'une décision, dans un lieu donné du monde et à un moment unique de l'histoire. Il reste que tout processus de décision présente des caractères communs systématiques qui sont, sinon directement utiles, du moins adaptables à chaque décision singulière.

La caractérisation des types d'incertitudes et de risques, par exemple, permet d'identifier des catégories de situations où des critères constants présentent une réelle pertinence. Par ailleurs, la théorie de la décision ouvre, par sa construction logique et son axiomatique, la prise en compte de la perception individuelle de l'incertitude pour chaque décideur. La théorie laisse une large possibilité de paramétrage personnel des critères d'utilité ou de positionnement face au risque. Il ne s'agit donc pas d'une mécanisation aveugle de la décision, mais d'un processus systématique d'approche et d'aide.

Cela étant, c'est presque une banalité de rappeler que la qualité de la théorie ne vaut, en fait, qu'en fonction de la qualité du système d'informations dont dispose le décideur. Seule la validité des représentations que possède ce dernier confère à la théorie et à son arsenal d'outils techniques une véritable utilité opérationnelle. Le nerf de la guerre est le renseignement ; sans lui, aucune aide à la décision ne prétend à une efficacité réelle. Une gestion rigoureuse de l'information est donc un préalable indispensable à l'exploitation opérationnelle de la théorie de la décision.

La théorie de la décision permet une modélisation rationnelle systématique de certaines parties du processus de prise de décision. A ce titre, elle met à la disposition des différents acteurs des outils d'aide relativement puissants. La grande difficulté réside dans le traitement approprié des informations et de la connaissance des environnements internes et externe du décideur. On appelle « environnement » l'ensemble des conditions naturelles et culturelles, psychologiques et sociologiques, politiques et économiques susceptibles d'interférer avec l'action envisagée.

Or il est rare qu'un décideur ait à sa disposition une connaissance complète de l'ensemble des paramètres qui serait, en droit, nécessaire à la prise de décision. La connaissance, en effet, peut être plus ou moins fiable et plus ou moins parfaite. Il y a « connaissance parfaite » quand on connaît tous les scénarios et tous les actes possibles, et qu'on connaît avec certitude la conséquence d'arrivée. Il y a « risque » quand on connaît les diverses conséquences possibles, leur probabilité, et qu'on peut, par exemple, bénéficier d'un pesage d'ordre statistique. Il y a « incertitude » quand on ne peut pas distribuer de probabilité sur les conséquences. Il est néanmoins possible de ramener l'incertitude à une situation de risque et d'évaluer les conséquences des actions, entre certaines limites que les outils de la théorie de la décision permettent de définir et de calculer.

D'abord, par une sélection des actions possibles. Celle-ci ne doit pas être faite seulement en fonction du bénéfice probable de chaque conséquence, prise isolément, mais, comme le montre la théorie de l'actuariat ou la théorie financière contemporaine, en fonction de la gamme complète des conséquences où entrent en jeu le « gain » possible, le risque et l'importance relative de chacune des conséquences.

Ensuite, par la recherche d'informations. Nous le répétons encore : c'est là le nerf de la guerre. Une bonne gestion des informations améliore l'efficacité des moyens utilisés dans différentes circonstances et conduit à une meilleure évaluation des conséquences.

Il est ainsi possible d'élaborer des matrices de décisions permettant de faire apparaître et de peser, par fonction d'utilité, tous les croisements possibles entre les actes envisageables et les informations scénarisées sur l'environnement.

Il serait cependant illusoire d'utiliser une telle matrice de manière mécanique, car la formalisation mathématique est réductrice et son axiomatique n'est que rarement adaptée à des comportements ou les règles empiriques l'emportent dans la plupart des cas. Le rôle du temps, par exemple, et l'influence des multiples interactions entre acteurs et environnements ne doivent pas être trop facilement éludés dans des hypothèses qui forcent trop la réalité : la technocratie a suffisamment démontré ses limites.

Mais une fois cet écueil identifié et évité, la théorie, dans la modélisation qu'elle permet, soutien une méthodologie rationnelle de prise de décision qui assure le décideur d'une ouverture d'esprit, d'une cohérence et d'une stabilité à caractère effectivement « professionnelle », c'est à dire maîtrisable et reproductible.

Conclusion

Nous avons vu, au fil de ce dossier, de quelle manière il était possible d'intégrer une dimension de rationalité à un processus de décision habituellement fondé sur des données et des approximations empiriques. Penser un "savoir faire" en matière de décision dans l'entreprise demeure néanmoins, dans notre expérience de consultant, une gageure qui attend d'être relevée avec sérieux.

Il ne s'agit pas de remplacer un processus complexe, duquel l'arbitraire humain ne saurait être exclu, par une mécanique non moins arbitraire. Il s'agit d'introduire de la rationalité dans un contexte d'où le fonctionnement socio-psychologique l'exclu presque par nature.

La notion de rationalité s'appuie sur l'idée que chaque acteur agit, par les décisions qu'il prend, au mieux de son intérêt, quel que soit la nature ou la forme que cet intérêt peut prendre, du plus objectivement descriptif au plus normatif. Les motifs de préférence et de satisfaction d'un décideur constituent précisément l'arbitraire auquel les décisions complexes n'échappent jamais ; il reste que cet arbitraire est partie intégrante de la rationalité de ces décisions, et qu'il est lui-même objet d'un calcul, à composantes "cognitives" et "instrumentales".

Se développe ainsi, à travers les éléments fondamentaux de la décision et des étapes successives de son processus, une approche méthodologique donnant lieu à un véritable professionnalisme : c'est à dire à la capacité de reproduire une conséquence dans des conditions contrôlée, grâce à la maîtrise des relations entre les causes et les effets, un peu comme un cuisinier reconstitue une saveur à partir d'ingrédients et de "tours de mains".

Nous ne prenons pas cette analogie au hasard : la prise de décision, bien qu'elle s'appuie sur une théorie à caractère scientifique, n'est pas une science, mais un art. La science requiert parfois du génie ; l'art nécessite toujours le talent. Et il ne suffit pas, comme on a voulu nous le faire croire, de manipuler empiriquement les matériaux pour se transformer en artiste. L'intuition elle-même plonge ses racines dans une rationalité qui n'enlève rien à la créativité, même si le critique tente - toujours vainement - de ramener cette rationalité à des "raisons", ce qui n'a pas grande chose à voir.

Les "raisons" d'une décision, en effet, ne valent que de façon circonstanciée dans un lieu et dans un temps, et ne sont pas reproductibles ; elle peuvent n'être jamais deux fois les mêmes. Elles sont statiques et ne rendent pas compte de la dynamique de maturation qui amène le décideur à "trancher" à un moment donné. Cette dynamique de maturation, par contre, peut être acquise, développée, enrichie d'une fois sur l'autre ; elle présente vraiment la possibilité d'une capitalisation cumulative (c'est un pléonasme !) : c'est précisément en cela que nous pouvons parler de professionnalisme et de savoir-faire décisionnel.

La théorie de la décision est, dans le développement de cette rationalité, un outil de modélisation et de formalisation efficace.